mercredi 21 avril 2010
Compte-rendu : Beaucage, Pierre et le Taller de Tradicion Oral. Corps, cosmos et environnement, Lux, Montréal, 2009.
L’ouvrage, à première vue, peut paraître n’être qu’une monographie comme une autre dans la littérature anthropologique. Il en est tout autrement : la densité de Corps, cosmos et environnement est telle qu’on peut presque y voir une nouvelle forme d’écriture, mais surtout de pratique anthropologique. Densité temporelle, d’abord, en raison des décennies de travail entre l’anthropologue et les Nahuas de la Sierre Norte de Puebla (Mexique). Densité humaine, ensuite, car derrière la présentation des conceptions autochtones sur le corps, l’environnement et le cosmos, le lecteur trouve des hommes de chair et d’os, des amitiés et de profonds liens d’humanité. On est bien loin de Malinowski et de ses ethnographies colonialistes, alors que l’anthropologue ne s’investissait pas humainement, politiquement et scientifiquement dans le terrain. Corps, cosmos et environnement est le fruit d’une collaboration entre Pierre Beaucage et le Taller de Tradicion Oral, un organisme composé de Nahuas et de quelques non-autochtones voué à la revitalisation de la culture locale (langue, agriculture, cosmologie et légendes). Le livre nous donne accès à ce que Beaucage nomme « une manière toute particulière de conduire les rapports avec les humains et les êtres de la nature », en somme l’ « être-au-monde » des Nahuas.
D’entrée de jeu, Beaucage nous informe sur son parcours d’anthropologue : à peine diplômé, il quitte déjà pour des terrains éloignés (la Miskitia, Honduras), passionné qu’il était d’anthropologie économique et de luttes paysannes. Il travailla ensuite dans l’État de Puebla, au Mexique, où il prit conscience des difficultés historiques des paysans autochtones à s’organiser et à survivre. Les cours du café, les accords économiques néolibéraux et le racisme institutionnel ont eu et ont toujours des effets très important dans le rapport des communautés autochtones avec la société mexicaine. Beaucage arrive à San Miguel Tzinacanpan, Puebla, à un moment où les Nahuas « veulent devenir les sujets de leur propre histoire autant que de leur propre politique ». C’est donc dans une recherche participative, entre les Nahuas et l’ethnologue, que s’insèrera son anthropologie, d’ailleurs très inspirée des recherches en ethnoscience (ethnobotanique, ethnogéographie). Le focus scientifique s’axe alors sur la linguistique et les catégories taxinomiques autochtones. Nous apprenons l’existence, de façon approfondie, des plantes, parties du corps, maladies, éléments géographiques, animaux et bêtes surnaturelles nahuas. Car les Nahuas, ici, ne sont pas l’objet d’une monographie mais bien les sujets.
Beaucage et le Taller orientent le lecteur tout au long de l’ouvrage dans une trame historique, celle d’une histoire populaire (c.f. Howard Zinn). Comment pourrait-il en être autrement, alors qu’ils écrivent leur propre histoire ? On perçoit les conséquences, par exemple, du travail agricole latifundiste et de l’effondrement des cours du café sur la vie des gens, mais nous sommes aussi témoins du développement d’une agriculture intensive qui ne soit plus autant dépendante des cultures d’exportation. Dans une caféière, par exemple, on en profitera pour planter des dizaines d’espèces médicinales ou alimentaires, fruits d’un savoir ancestral qui est revitalisé après avoir été mis de côté par pure nécessité. La polyculture chez les Nahuas, y apprend-on, est en partie fonction du retrait de l’État et de la crise du café des années 90.
À travers cette trame historique Beaucage et le Taller nous renseignent en profondeur sur les catégories taxinomiques nahuas, qui doivent être comprises en-dehors d’une vision dichotomique unique, comme celle qui prévaut dans le système de classification linnéen (de Carl Von Linné, 1707-1778). Exemple de cette autre épistémologie, si l’on peut dire : la langue nahuat regroupe les végétaux à la fois en fonction de leurs traits morphologiques et de leur utilité. Pour Beaucage, c’est là un exemple de ce que Bourdieu nommait la logique pratique, soit « le sacrifice de la rigueur au profit de la simplicité et de la généralité ». Dans la cosmologie, c’est sensiblement le même principe : on retrouve trois systèmes de classification simultanés : taxinomique, analogique et pratique. La nature et l’univers sont perçus du point de vue de l’homme, qui ne s’insère pourtant pas en position hégémonique dans cette métaphysique. Le corps et le cosmos sont mis en analogie, traversés par les mêmes divisions fondamentales (« froid » et « chaud »). La médecine nahua, dans cet espace, cherche à « rétablir l’ordre menacé entre la personne et le cosmos ». Le monde est complexe et l’homme n’en est pas le maître absolu.
Corps, cosmos et environnement s’inscrit dans le projet plus vaste d’une « récupération des connaissances autochtones [qui] soit le fait des organisations autochtones elles-mêmes et [qui] serve, de façon matérielle et symbolique, à la réappropriation de leurs conditions matérielles d’existence, dimension essentielle du processus actuel d’autonomie ». Un processus qui n’est pas étranger à ce que les Zapatistes tentent de faire au Chiapas avec leurs gouvernements locaux, les Juntas de Buen Gobierno. Ces projets d’autonomie ne peuvent être que renforcés par des œuvres comme Corps, cosmos et environnement, qui sont réalisées dans le respect et la fraternité. L’ethnologie, comme dit David Graeber, peut être un outil puissant de rencontre et d’apprentissage mutuel pour créer un monde autonome et libre d’exploitation.
Julien Simard, Petite musique pour temps de crise
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